47

Tout arriva

très vite.

Il était environ dix heures moins

le quart, le 30 juillet. Ils roulaient depuis une heure à peine. Ils n’avançaient

pas vite, car il avait beaucoup neigé la nuit précédente et la route était

encore glissante. Ils ne s’étaient pas beaucoup parlé depuis la veille, quand

Stu avait réveillé Frannie, puis Harold et Glen, pour leur annoncer le suicide

de Perion. Il se culpabilisait, pensa Fran, il se culpabilisait de quelque

chose dont il n’était pas plus responsable que de la pluie ou du beau temps.

Elle aurait aimé le lui dire, en

partie parce qu’il fallait le secouer un peu, en partie parce qu’elle l’aimait.

Oui, elle l’aimait. Elle en était sûre maintenant. Elle aurait sans doute pu le

convaincre qu’il n’était pas responsable de la mort de Perion… mais il lui

aurait fallu révéler ses véritables sentiments. Et Harold comprendrait lui

aussi, malheureusement. Il ne pouvait donc en être question… pour le moment. Mais

elle n’allait plus attendre bien longtemps, Harold ou pas. Elle ne pouvait

quand même pas le protéger éternellement. Il fallait qu’il sache… et qu’il

accepte, ou pas. Elle avait peur que Harold n’opte pour la deuxième solution, ce

qui risquait de finir très mal. Après tout, ils étaient tous armés jusqu’aux

dents.

Elle était perdue dans ses

pensées lorsqu’ils sortirent d’un virage. Une grande caravane rose était

renversée en travers de la route. L’accident était un peu bizarre. Mais ce n’était

pas tout. Il y avait encore trois voitures, toutes des stations-wagons, plus

une grosse dépanneuse stationnée au bord de la route. Et des gens debout à côté,

au moins une douzaine.

Fran fut si surprise qu’elle

freina trop brutalement. Sa Honda dérapa sur la chaussée mouillée et elle

faillit tomber. Finalement ils s’arrêtèrent tous les quatre, à peu près alignés

en travers de la route, étonnés de voir autant de gens vivants.

– Descendez, dit l’un des

hommes, un grand barbu.

On ne voyait pas ses yeux

derrière ses lunettes de soleil. Fran se souvint tout à coup d’un policier qui

l’avait arrêtée sur l’autoroute du Maine pour excès de vitesse.

Et maintenant, il va nous

demander nos permis de conduire, pensa-t-elle. Mais l’homme n’avait rien d’un

policier en mal de contravention. Ils étaient quatre hommes en fait, le barbu

et trois autres. Et puis des femmes. Au moins huit. Groupées autour des station-wagons,

pâles, elles avaient l’air d’avoir peur.

Le barbu avait un pistolet. Les

trois autres, des fusils. Deux étaient en tenue plus ou moins militaires.

Descendez ! Vous

êtes sourds ? reprit le barbu.

Derrière lui, l’un des hommes

enfonça un chargeur dans son arme. Un bruit sec, impérieux, dans la brume du

matin.

Glen et Harold ne semblaient pas

comprendre. Ils vont nous tirer comme des canards, pensa Frannie affolée. Elle

ne comprenait pas très bien elle-même mais elle savait que quelque chose ne

collait pas dans l’équation. Quatre hommes, huit femmes, lui disait son

cerveau, de plus en plus fort : Quatre hommes ! Huit femmes !

– Harold, dit Stu d’une voix

calme. Harold, ne…

Il avait compris. C’est alors que

tout commença.

Stu portait son fusil en

bandoulière. Il abaissa brusquement l’épaule et le fusil était déjà entre ses

mains.

– Ne faites pas ça ! hurlait

le barbu. Garvey ! Virge ! Ronnie ! Tirez-leur dedans ! Ne

touchez pas aux femmes !

Harold voulut prendre ses

pistolets, oubliant qu’ils étaient encore dans leurs étuis. Glen Bateman était

toujours assis derrière Harold, médusé.

Harold ! cria

Stu.

Frannie voulut prendre son fusil.

On aurait dit que l’air qui l’entourait s’était tout à coup coagulé en une

sorte de mélasse invisible une glu épaisse qui ralentissait tous ses gestes. Elle

comprit qu’ils allaient probablement mourir.

Maintenant ! hurla

une des femmes.

Frannie, qui n’avait pas encore

réussi à prendre son fusil, se retourna vers la jeune fille. Non, c’était une

femme d’au moins vingt-cinq ans. Ses cheveux, blond cendré, retombaient autour

de sa tête comme un casque, à croire qu’elle venait de les couper avec des ciseaux

de jardinier.

Certaines femmes restèrent

immobiles, paralysées par la peur. Mais la blonde et trois autres se précipitèrent

en avant.

Tout cela s’était déroulé dans l’espace

de sept secondes.

Le barbu pointait son pistolet

vers Stu. Quand la blonde avait hurlé, le canon de son arme avait frémi s’était

légèrement tourné dans la direction de la jeune femme, comme la baguette d’un

sourcier. Le coup partit. Une détonation sourde, comme si l’on défonçait une

boîte de carton avec une tige de fer. Stu tomba de sa moto. Frannie hurla son

nom.

Mais Stu, appuyé sur les deux

coudes (tous les deux éraflés lorsqu’il était tombé par terre, et la Honda

écrasait une de ses jambes sous son poids), Stu tirait. Le barbu esquissa un

petit pas de danse en arrière, comme un artiste de vaudeville qui quitte la

scène après son bis. La grosse chemise de laine qu’il portait fit une bosse. Son

pistolet automatique sauta en l’air et l’on entendit quatre détonations. Puis l’homme

tomba à la renverse.

Deux des trois hommes qui se

trouvaient derrière lui avaient fait volte-face lorsque la blonde avait crié. L’un

d’eux appuya sur les deux détentes de son arme, un vieux Remington. Il n’avait

pas épaulé son arme – il tenait son fusil appuyé contre sa jambe droite – et

lorsque le coup partit, comme un coup de tonnerre dans une petite pièce, le

Remington lui échappa des mains, arrachant la peau de ses doigts, avant de

retomber par terre. Le visage de l’une des femmes qui n’avait pas réagi lorsque

la blonde avait crié disparut dans une incroyable fureur de sang. Frannie

entendit le sang claquer sur la route, comme une giboulée de printemps. Un œil

regardait fixement, derrière le masque sanglant qui couvrait ce visage, un œil

étonné, incrédule. Puis la femme s’écrasa sur la route. La station-wagon qui se

trouvait derrière elle était constellée d’impacts de chevrotines. Une des

glaces n’était plus qu’une cataracte laiteuse de minuscules fissures.

La blonde se battait avec le

deuxième homme qui s’était tourné vers elle. L’arme de l’homme était coincée

entre leurs deux corps. Une autre détonation. Puis l’une des filles se

précipita pour ramasser le fusil de chasse qui était tombé par terre.

Le troisième homme, celui qui ne

s’était pas retourné vers les femmes, commença à tirer dans la direction de

Fran. Assise sur sa moto, son fusil dans les mains, Frannie le regardait

stupidement. Il avait le teint olivâtre, les traits d’un Italien. Elle entendit

une balle siffler tout près de sa tempe gauche.

Harold avait finalement dégainé

un de ses pistolets. Il le leva et tira sur l’homme au teint mat. Il n’était

pas à quinze pas de lui, mais il rata son coup. Un trou apparut sur la carrosserie

rose de la caravane, juste à gauche de la tête de l’homme au teint olivâtre qui

regarda Harold droit dans les yeux :

– À mon tour, sale petit con.

Ne faites pas ça !

hurla Harold.

Il laissa tomber son pistolet et

leva les mains en l’air. L’homme au teint olivâtre tira à trois reprises. Sans

toucher Harold. La troisième balle ricocha sur le tuyau d’échappement de sa

Yamaha. La machine tomba par terre.

Vingt secondes s’étaient écoulées.

Harold et Stu étaient couchés sur la route. Glen était assis en tailleur sur la

chaussée, comme s’il ne comprenait toujours pas très bien ce qui se passait.

Frannie tentait désespérément d’abattre

l’homme au teint olivâtre avant qu’il ne tire encore sur Harold ou sur Stu, mais

la détente refusait de bouger. Elle avait oublié d’enlever le cran de sûreté. La

blonde continuait à se battre avec le deuxième homme, et la femme qui était

allée ramasser le fusil de chasse se bagarrait avec une deuxième femme qui

cherchait à lui arracher l’arme.

Lançant des jurons dans une

langue qui ne pouvait être que de l’italien, l’homme au teint olivâtre visa

Harold. Mais Stu tira plus vite que lui et le front de l’homme au teint olivâtre

vola en éclats. Son propriétaire s’écrasa comme un sac de pommes de terre.

Une autre femme s’était jetée

dans la mêlée pour s’emparer du fusil de chasse. L’homme qui l’avait perdu

voulut l’écarter. La femme se baissa, saisit à deux mains l’entrejambe du jeans

de l’homme et serra très fort. Fran vit ses muscles se gonfler, de l’avant-bras

jusqu’au coude. L’homme hurla et parut ne plus s’intéresser du tout à son fusil

de chasse. Il se prit les parties et s’éloigna en titubant, plié en deux.

En rampant, Harold s’approcha de

son pistolet qui était tombé sur la route, le prit et tira sur l’homme qui se

tenait les parties. Il tira trois fois et manqua sa cible.

On dirait Bonnie et Clyde, pensa

Frannie. Du sang partout !

La blonde aux cheveux coupés à la

serpe ne parvint pas à s’emparer du fusil du deuxième homme qui lui donna un

coup de pied. Il visait peut-être le ventre, mais il la toucha à la cuisse avec

une de ses grosses bottes. La femme esquissa plusieurs petits pas en arrière en

faisant des moulinets avec les bras pour retrouver son équilibre. Puis elle

tomba sur le derrière avec un petit bruit mouillé.

Il va la tuer, pensa

Frannie. Mais le deuxième homme fit demi-tour comme un soldat ivre et commença

à tirer sur les trois femmes qui étaient restées à côté de la station-wagon.

– Bande de salopes ! hurlait

ce charmant monsieur. Bande de salopes !

Une des femmes tomba entre la

station-wagon et la caravane renversée et commença à gigoter sur le bitume, comme

un poisson sorti de l’eau. Les deux autres femmes couraient. Stu visa l’homme, tira

et le manqua. L’autre tira sur l’une des femmes qui couraient, et lui ne manqua

pas son coup. La femme leva les mains en l’air, puis tomba. La deuxième femme

fit un crochet à gauche et se cacha derrière la caravane rose.

Le troisième homme, celui qui

avait perdu son fusil de chasse et qui n’avait pas pu le récupérer tournait

toujours en rond en se tenant le bas-ventre. L’une des femmes braqua le fusil

de chasse sur lui et appuya sur les deux détentes, les yeux fermés, la bouche

déformée par un affreux rictus, attendant le coup de tonnerre. Mais le coup de

tonnerre ne vint pas. Le fusil était vide. Elle le prit alors par le canon, le

leva très haut et l’abattit de toutes ses forces. Elle manqua la tête de l’homme,

mais le toucha au creux de l’épaule gauche. L’homme tomba à genoux. À quatre

pattes, il voulut s’enfuir. La femme, vêtue d’un blue-jeans déchiré et d’un

sweat-shirt bleu où était écrit en grosses lettres KENT STATE UNIVERSITY, se

lança à ses trousses, le matraquant sauvagement avec son arme. Inondé de sang, l’homme

rampait encore, tandis que la femme au sweat-shirt continuait à cogner à tour

de bras.

– Bande de salopes ! hurla le deuxième homme.

Il tira sur une femme entre deux

âges qui le regardait en marmonnant quelque chose. Le canon de son fusil n’était

pas à plus d’un mètre de la femme ; elle aurait presque pu tendre la main

et le boucher avec son petit doigt rose. L’homme manqua sa cible. Il appuya de

nouveau sur la détente, mais cette fois l’arme était vide.

Harold tenait son pistolet à deux

mains, comme il avait vu faire les flics au cinéma. Il tira et la balle défonça

le coude du deuxième homme qui laissa tomber son fusil et se mit à danser en

bredouillant « S-S’il-vous-plaît ! ». Frannie pensa qu’il

ressemblait un peu à Roger Rabbit.

– Je l’ai eu ! cria

Harold, fou de joie. Nom de Dieu ! Je l’ai eu !

Frannie se souvint enfin du cran

de sûreté de sa carabine. Elle l’enleva au moment où Stu tirait à nouveau. Le deuxième

homme lâcha son coude et tomba par terre en se tenant le ventre. Il hurlait

toujours.

– Mon Dieu, mon Dieu, dit

doucement Glen en se cachant le visage dans les mains pour pleurer.

Harold tira encore. Le corps du

deuxième homme fit un bond. Et les hurlements cessèrent.

La femme au sweat-shirt de la

Kent State University abattit une fois de plus la crosse du fusil de chasse. Cette

fois, elle obtint un bon contact avec le crâne de l’homme qui rampait par terre.

Un contact parfait, sans bavure. La crosse en noyer et le crâne de l’homme se

cassèrent tous les deux.

Pendant un instant ce fut le

silence. Un oiseau chantait : Cui-cui… cui-cui… cui-cui.

Puis la fille en T-shirt s’assit

à califourchon sur le corps du troisième homme et lança un cri sauvage de triomphe

qui allait hanter Fran Goldsmith pour le restant de sa vie.

La blonde s’appelait

Dayna Jurgens. Elle venait de Xenia, dans l’Ohio. La fille au sweat-shirt de la

Kent State University s’appelait Susan Stern. Celle qui avait écrasé les parties

génitales de l’homme au fusil de chasse était Patty Kroger. Les deux autres

étaient nettement plus âgées. La plus vieille, dit Dayna s’appelait Shirley

Hammet. Elle ignorait le nom de l’autre femme qui avait l’air d’avoir à peu

près trente-cinq ans ; elle errait en état de choc, quand Al, Garvey, Virge

et Ronnie l’avaient trouvée à Archbold deux jours plus tôt.

Ils campèrent tous les neuf dans

une ferme, un peu à l’ouest de Columbia. Ils avaient l’air de somnambules et, plus

tard, Fran se dit que si quelqu’un les avait vus traverser le champ qui

séparait la caravane rose de la ferme, il aurait sans doute cru que l’asile

local organisait une petite promenade de santé. L’herbe qui leur montait jusqu’aux

cuisses, encore humide de la pluie de la nuit, trempait leurs pantalons. Des

papillons blancs voletaient lourdement autour d’eux, comme drogués, les ailes

alourdies par l’humidité, décrivant des cercles et des huit. Le soleil essayait

de percer à travers une épaisse couche de nuages blancs qui s’étendaient d’un

bout à l’autre de l’horizon. Pourtant, il faisait déjà très chaud. L’humidité

collait à la peau. Des nuées de corbeaux tournaient dans le ciel en poussant

leurs horribles cris rauques. Les corbeaux étaient maintenant plus nombreux que

les êtres humains, pensa Fran dans une sorte de brouillard. Si nous ne faisons

pas attention, ils vont nous picorer jusqu’au dernier. La revanche des corbeaux.

Est-ce que les corbeaux mangent de la viande ? Elle craignait fort que ce

ne soit effectivement le cas.

Et derrière ce brouillard d’idées

confuses, comme le soleil derrière la couche de nuages (un soleil qui tapait

déjà dur dans l’affreuse humidité de ce matin du 30 juillet 1990), le combat de

tout à l’heure reprenait inlassablement dans sa tête. Le visage de la femme

emporté par les chevrotines du fusil de chasse. Stu qui tombait. Cette terreur

qui s’était emparée d’elle lorsqu’elle l’avait cru mort. Le type qui criait bande

de salopes ! et puis ses petits piaillements à la Rober Rabbit quand

Harold lui avait flanqué une balle dans la peau. Le bruit du pistolet du barbu,

comme une caisse de carton qu’on défonce. Le cri sauvage de victoire de Susan, à

califourchon sur le corps de son ennemi dont la cervelle, encore chaude, sortait

du crâne fendu en deux.

Glen marchait à côté d’elle. Il

avait perdu cette expression ironique qu’on lui voyait habituellement. Il était

hagard. Ses cheveux gris voletaient autour de sa tête, comme pour imiter les

papillons. Il tenait la main de Frannie, la serrait convulsivement.

– Il faut essayer d’oublier,

disait-il. Ces horreurs… sont inévitables. Le nombre est notre meilleure

protection. La société. Clé de voûte de ce que nous appelons la civilisation, seul

véritable antidote contre la barbarie. Il faut accepter ces… choses… ces

choses-là… comme des choses naturelles. Un incident isolé. Des monstres. Oui !

Des aberrations de la société. Je veux le croire. En vertu des pouvoirs

socio-constitutionnels qui me sont conférés, pour ainsi dire. Ah ! Ah !

Son rire ressemblait plutôt à un

gémissement. Fran ponctuait chacune de ses phrases elliptiques d’un « oui,

Glen » qu’il ne semblait pas entendre. Le professeur sentait un peu le

vomi. Les papillons se cognaient contre eux, rebondissaient et repartaient

vaquer à leurs affaires. Ils étaient presque arrivés à la ferme. La bataille

avait duré moins d’une minute. Moins d’une minute, mais Frannie soupçonnait

fort que le spectacle allait rester longtemps à l’affiche dans sa tête. Glen

lui tapotait la main. Elle aurait voulu lui dire d’arrêter, mais elle avait

peur qu’il ne se mette à pleurer. Elle ne pouvait plus supporter sa main. Et

elle n’était pas sûre de pouvoir supporter Glen Bateman s’il se mettait à

pleurer.

Stu marchait entre Harold et la

blonde, Dayna Jurgens. Susan Stern et Patty Kroger entouraient la femme

catatonique qui n’avait pas de nom, celle qu’ils avaient ramassée à Archbold. Shirley

Hammet, la femme que Roger Rabbit avait manquée en tirant à bout portant, juste

avant de mourir, marchait toute seule, un peu sur la gauche, marmonnant des

mots incompréhensibles, lançant parfois la main en l’air pour attraper des

papillons. Le groupe avançait lentement. Pourtant Shirley Hammet traînait la

jambe. Ses cheveux gris retombaient sur son front et ses yeux vides regardaient

le monde, comme une souris terrorisée regarde autour d’elle, du fond de la

cachette où elle vient de se réfugier.

Harold lança un coup d’œil à Stu.

– On les a bien eus, hein ?

On les a bien bousillés. En petits morceaux !

– C’est vrai, Harold.

– Il fallait bien reprit

Harold, comme si Stu lui avait reproché quelque chose. C’était eux ou nous !

– Ils vous auraient abattus

comme des chiens, dit Dayna Jurgens d’une voix tranquille. J’étais avec deux

types quand ils nous ont trouvés. Ils étaient cachés. Ils ont tué Rich et Damon.

Et, quand tout a été fini, ils leur ont encore tiré une balle dans la tête au

cas où. Vous n’aviez pas le choix. Vous seriez morts maintenant.

– Nous serions morts

maintenant ! s’exclama Harold en regardant Stu.

– Mais oui, répondit Stu. Ne

te fais pas de bile, Harold.

– Sûrement pas ! Pas

mon genre !

D’une main tremblante, il fouilla

dans son sac, sortit une barre de chocolat Payday, faillit la faire tomber en

enlevant le papier. Il lança un juron puis commença à dévorer sa barre de

chocolat en la tenant à deux mains, comme une sucette.

Ils étaient arrivés à la ferme. Tout

en mangeant son chocolat, Harold se touchait de temps en temps en cachette – pour

s’assurer qu’il n’était pas blessé. Il se sentait très mal. Il avait peur de

regarder son pantalon. Car il pensait bien s’être mouillé peu après que les

festivités eurent commencé à battre leur plein là-bas, près de la caravane rose.

Ils

grignotèrent quelque chose, sans grand appétit. Dayna et Susan firent les frais

de la conversation. Patty Kroger, une très jolie fille de dix-sept ans, ajoutait

un mot de temps en temps. La femme qui n’avait pas de nom s’était réfugiée dans

un coin de la cuisine poussiéreuse. Assise à la table, Shirley Hammet mangeait

des biscuits au miel en marmonnant des mots sans suite.

Dayna était partie de Xenia avec

Richard Darliss et Damon Bracknell. Y avait-il d’autres survivants à Xenia

après l’épidémie ? Trois seulement, croyait-elle, un homme, très âgé, une

femme et une petite fille. Dayna et ses amis leur avaient demandé de se joindre

à leur trio, mais le vieil homme avait refusé. Il avait « quelque chose à

faire dans le désert », leur avait-il dit.

Le 8 juillet, Dayna, Richard et

Damon avaient commencé à avoir des cauchemars. Des cauchemars terribles. Ils

rêvaient d’une espèce de croque-mitaine, mais absolument terrifiant. Rich s’était

mis en tête que le croque-mitaine existait vraiment, dit Dayna, qu’il habitait

en Californie. Il prétendait que cet homme, si c’était vraiment un homme, était

celui que les trois autres attendaient, les trois autres qu’ils avaient rencontrés

dans le désert. Damon et elle commençaient à se demander si Rich ne devenait

pas fou. Selon lui, l’homme du rêve réunissait autour de lui une armée, une armée

de monstres qui allaient balayer tout l’ouest du pays, réduire en esclavage

tous les survivants, d’abord en Amérique, puis dans le reste du monde. Dayna et

Damon avaient décidé de fausser compagnie à Rich en pleine nuit, quand l’occasion

se présenterait. Rich Darliss était devenu fou, et c’était à cause de lui qu’ils

rêvaient eux aussi.

À Williamstown, à la sortie d’un

virage, ils étaient tombés sur un gros camion renversé en plein milieu de la

route. Une station-wagon et une dépanneuse étaient garées juste à côté.

– Nous avons pensé que c’était

encore un accident, dit Dayna en écrasant nerveusement un biscuit entre ses

doigts. Et naturellement, c’était ce qu’on voulait nous faire croire.

Ils étaient descendus de leurs

motos pour contourner le camion, et c’est alors que les quatre cinglés qui

étaient cachés dans le fossé avaient ouvert le feu. Ils avaient tué Rich et

Damon. Elle, ils l’avaient faite prisonnière. Elle était la quatrième dans ce

qu’ils appelaient tantôt « le zoo », tantôt « le harem ». L’une

des autres femmes était Shirley Hammet celle qui marmonnait sans cesse. Elle

était presque normale à l’époque même si les quatre hommes l’avaient plusieurs

fois violée.

Du barbu aux lunettes de soleil, elle

ne connaissait que le surnom : Doc. Virge et lui faisaient partie d’un

détachement de l’armée qui avait été envoyé à Akron lorsque l’épidémie avait éclaté.

Ils étaient chargés des « relations avec les médias », un euphémisme

des militaires qui signifiait en fait « répression des médias ». Leur

travail à peu près terminé, ils s’étaient occupés ensuite du « contrôle

des foules », encore un euphémisme de l’armée qui signifiait tirer sans

sommation sur les pillards qui prenaient la fuite, et pendre ceux qui se

laissaient arrêter. Le 27 juin, leur avait dit Doc, tout s’était écroulé. La

plupart de ses hommes étaient trop malades pour patrouiller dans la ville, ce

qui n’avait aucune importance d’ailleurs puisque les habitants d’Akron n’avaient

plus la force de lire les journaux, encore moins de piller les banques et les

bijouteries.

Le 30 juin, l’unité avait disparu

– ses membres étaient tous morts ou moribonds. En fait, Doc et Virge étaient

les seuls survivants. C’est alors qu’ils avaient commencé leur nouvelle vie de

gardiens de zoo. Garvey était venu les rejoindre le 1er juillet et Ronnie le 3,

jour où ils avaient décidé que leur club privé n’admettrait plus de nouveaux

membres.

– Mais vous avez dû finir

par être plus nombreuses qu’eux, dit Glen.

Ce fut Shirley Hammet qui sortit

de son silence pour lui répondre.

– Pilules, dit-elle en les

regardant avec ses yeux de souris terrorisée sous les mèches grises qui retombaient

sur son front. Pilules le matin pour se lever, pilules le soir pour dormir…

Elle laissa la fin de sa phrase

se perdre en l’air comme si elle était à bout de forces. Elle s’arrêta puis

recommença à marmonner.

Susan Stern reprit le fil de son

histoire. C’est le 17 juillet qu’elle et l’une des femmes mortes durant la

bataille, Rachel Carmody, étaient tombées entre les mains du groupe, à la

sortie de Columbus. La caravane du zoo se déplaçait lentement – deux station-wagons

et la dépanneuse. Les hommes se servaient de la dépanneuse pour déplacer les

véhicules accidentés ou pour barrer la route, selon les circonstances. Doc

gardait sa pharmacie dans un sac qui pendait à sa ceinture. Puissants somnifères

à l’heure du coucher ; tranquillisants pour la route ; anxiolitiques

aux haltes.

– Je me levais le matin, je

me faisais violer deux ou trois fois, puis j’attendais que Doc me donne mes

comprimés, expliquait Susan d’une voix détachée. Le troisième jour, j’avais le…

le, vous savez, le vagin tout irrité, et la moindre pénétration me faisait très

mal. Je préférais Ronnie, car tout ce que Ronnie voulait, c’était un pompier. Mais

avec les comprimés, j’étais très calme. Je n’avais pas envie de dormir, j’étais

simplement très calme. Avec deux ou trois de ces pilules, plus rien n’avait d’importance.

Vous aviez simplement envie de vous asseoir, les mains sur les genoux, et de

regarder le paysage défiler, ou la dépanneuse quand ils enlevaient un obstacle.

Un jour, Garvey s’est mis très en colère parce que cette petite fille, elle n’avait

pas plus de douze ans, ne voulait pas… non, je ne vais pas vous le dire. C’était

vraiment terrible. Garvey lui a fait sauter la tête. Et moi, ça ne m’a rien

fait. J’étais… calme. Au bout d’un moment, vous ne pensiez presque plus à vous

enfuir. Je pensais plutôt à ces petites pilules bleues que Doc allait bientôt

me donner.

Dayna et Patty Kroger

approuvèrent d’un signe de tête.

Ils avaient apparemment compris

qu’ils ne pourraient pas garder plus de huit femmes, expliqua Patty. Lorsqu’ils

l’avaient prise, le 22 juillet, après avoir assassiné l’homme qui l’accompagnait,

ils avaient tué une très vieille femme qui faisait partie du « zoo »

depuis à peu près une semaine. Et, quand ils avaient ramassé près de Archbold

la femme sans nom qui était maintenant assise dans son coin, ils avaient abattu

une jeune fille de seize ans qui louchait terriblement pour lui faire de la

place. Ils avaient abandonné son cadavre dans un fossé.

Doc faisait des blagues là-dessus,

expliqua Patty. Il disait : Je ne marche pas sous les échelles, je ne

traverse pas la rue devant un chat noir, treize dans le groupe, et c’est une de

trop.

C’est le 29 qu’ils avaient aperçu

pour la première fois Stu et les autres. Le zoo campait un peu à l’écart de la

route quand ils étaient passés.

– Garvey avait très envie de

toi, dit Susan en se tournant vers Frannie qui frissonna.

Dayna se rapprocha d’eux et

commença à parler tout bas.

– Et ils avaient même dit

qui tu allais remplacer.

Elle inclina la tête presque

imperceptiblement dans la direction de Shirley Hammet qui continuait à

marmonner en mangeant des biscuits.

– Cette pauvre femme…, dit

Frannie.

– C’est Dayna qui a compris

que vous pourriez peut-être nous tirer de là, expliqua Patty. Il y avait trois hommes

dans votre groupe – Dayna et Helen Roget les avaient vus. Trois hommes armés.

Et Doc commençait à avoir un peu trop confiance en lui quand il faisait son

truc de la caravane renversée. Il se contentait de faire signe aux gens de s’arrêter.

C’était aussi simple que ça. Quand il y avait des hommes, ils se laissaient

faire sans protester. Jamais un problème.

– Dayna nous a dit de ne pas

prendre nos pilules ce matin-là, reprit Susan. Ils ne regardaient plus vraiment

si nous prenions nos médicaments et nous savions qu’ils allaient être occupés à

remorquer la grosse caravane en travers de la route. Nous n’avons rien dit aux

autres. Les seules dans le coup étaient Dayna, Patty et Helen Roget… une des

femmes que Ronnie a tuées là-bas. Et moi, naturellement. Helen avait peur :

« S’ils voient que nous crachons les comprimés, ils vont nous tuer. »

Dayna lui a répondu qu’ils allaient nous tuer de toute manière, tôt ou tard, et

nous savions que c’était vrai. Alors nous avons fait ce qu’elle nous disait.

– J’ai dû garder mon

comprimé dans ma bouche pendant un bon bout de temps, dit Patty. Il commençait

à fondre quand j’ai pu le cracher. Je crois que Helen a dû avaler le sien. C’est

sans doute pour ça qu’elle était si lente.

– Mais ils auraient réussi

leur coup si vous n’aviez pas compris tout de suite, dit Dayna en lançant à Stu

un regard qui mit Frannie mal à l’aise.

– J’ai bien l’impression que

je n’ai quand même pas compris assez vite. La prochaine fois, je me méfierai, répondit

Stu qui se leva et s’approcha de la fenêtre. Vous savez, ça me fait un peu peur

de voir que nous apprenons si vite.

Décidément, Fran n’aimait pas du

tout la manière dont Dayna regardait Stu. Après tout ce qui lui est arrivé, elle

pourrait quand même penser à autre chose, se dit-elle. Elle est beaucoup

plus jolie que moi et elle n’est probablement pas enceinte.

– Dans ce monde, il faut

apprendre vite, répondit Dayna. Apprends ou crève. C’est la loi.

Stu se retourna vers elle et

regarda pour la première fois la jeune femme. Fran sentit aussitôt la morsure

cuisante de la jalousie. J’ai trop attendu, pensa-t-elle. Mon Dieu, j’ai

trop attendu.

Du coin de l’œil, elle vit que

Harold souriait en se cachant la bouche avec la main. Un sourire de soulagement.

Et elle eut tout à coup envie de se lever, de s’approcher d’un air nonchalant

de Harold et de lui arracher les yeux avec les ongles.

Jamais, Harold ! Jamais !

Jamais ?

Journal de Fran Goldsmith

19

juillet 1990

Mon Dieu. La catastrophe. Au

moins, quand ça arrive dans les livres quelque chose change ensuite. Mais

dans la vie réelle, on dirait que tout continue comme avant, comme dans ces

interminables séries télévisées. Je devrais faire quelque chose, mais j’ai peur

de ce qui arriverait ensuite entre eux et. On ne peut pas terminer une phrase

avec un et, mais j’ai peur d’écrire ce qui devrait venir après la conjonction.

Je vais te dire tout, cher

journal, même si ce n’est pas très drôle. Le simple fait d’y penser me fait

déjà horreur.

Glen et Stu sont allés en ville (Girard,

dans l’Ohio) pour chercher quelque chose à manger. Ils espéraient trouver des

trucs déshydratés. Pas lourd à porter, et certaines marques sont très bonnes, à

ce qu’on dit. Moi, je trouve que tous ces machins ont le même goût, à savoir qu’on

dirait de la crotte de bique séchée. Et quand as-tu mangé de la crotte de bique

séchée ? Un peu de discrétion, cher journal certaines choses ne doivent

pas être dites, ha-ha.

Ils nous avaient demandé si nous

voulions venir, à Harold et à moi, mais j’ai répondu que j’avais assez fait de

moto pour la journée. Harold leur a dit qu’il allait chercher de l’eau pour la

faire bouillir. Il avait sans doute son idée derrière la tête. Désolée de lui

prêter des intentions machiavéliques, mais c’est pourtant la réalité.

[Remarque en passant : nous

en avons tous marre, absolument marre, de l’eau bouillie qui n’a aucun goût et

qui est TOTALEMENT dépourvue d’oxygène. Mais Mark et Glen pensent que les

usines ne sont pas arrêtées depuis assez longtemps pour que les cours d’eau et

rivières aient retrouvé leur pureté d’antan particulièrement dans le nord-est

industriel. Alors, de l’eau bouillie. Nous espérons tous trouver une bonne

provision d’eau minérale un de ces jours. Ça devrait déjà être fait – selon Harold

– mais on dirait que l’eau minérale a mystérieusement disparu. Stu pense que

les gens ont dû croire que l’eau du robinet les rendait malades et qu’ils sont

passés à l’eau minérale avant de mourir.]

Bon. Mark et Perion n’étaient pas

là. En principe, ils étaient partis cueillir des mûres. En tout cas, c’est ce

qu’ils ont dit. Mais ils faisaient probablement autre chose – ils sont très

discrets, et tant mieux pour eux. Moi, je ramassais du bois et j’allais faire

du feu pour l’eau de Harold. Il est revenu presque tout de suite (il avait

quand même pris le temps de se laver la figure et de se mouiller les cheveux). Il

arrive donc avec sa flotte et s’assied à côté de moi.

Nous étions installés sur une

grosse bûche. Nous parlions de tout et de rien quand tout à coup il me passe le

bras autour du cou et essaye de m’embrasser. Je dis qu’il a essayé. En réalité,

il a parfaitement réussi, au moins au début, à cause de l’effet de surprise. Mais

je me suis écartée aussitôt et je suis tombée à la renverse – quand j’y pense, c’était

trop drôle, même si j’ai encore mal. Je me suis fait une belle éraflure dans le

dos. J’ai poussé un grand cri. L’histoire se répète, comme on-dit. Ça ressemble

tellement au jour où je me promenais avec Jess sur la jetée, quand je me suis

mordu la langue…

Une seconde plus tard, Harold est

agenouillé à côté de moi et me demande si tout va bien. Il est rouge, jusqu’à

la racine des cheveux, propres pour une fois. Harold s’efforce souvent de

paraître blasé, glacé – comme un jeune écrivain qui chercherait ce petit

bistrot sur la rive gauche où il pourrait passer la journée à parler de

Jean-Paul Sartre et à boire un infect tord-boyaux – mais sous la surface, bien

caché, Harold est un adolescent qui n’est vraiment pas très mûr. C’est ce que

je crois, en tout cas. Il se prend pour Humphrey Bogart, ou Steve McQueen

peut-être. Quand quelque chose le dérange, c’est ce côté-là de lui qui ressort,

sans doute parce qu’il a voulu le cacher si longtemps quand il était enfant. Je

ne sais pas trop. En tout cas, quand il joue les Humphrey Bogart, il me fait

plutôt penser à Woody Allen.

Donc, il s’agenouille à côté de

moi et commence : « Ça va, rien de cassé ? » Sa voix est

tellement artificielle que j’éclate de rire. L’histoire se répète comme je

disais. Mais ce n’était pas simplement que je trouvais la situation plutôt

amusante. J’aurais sans doute pu me retenir. Non, une véritable crise d’hystérie,

les cauchemars, ce bébé qui grandit dans mon ventre, ce que je devrais faire

avec Stu, voyager tous les jours, mal partout, la mort de mes parents, le monde

chamboulé… bref, j’ai commencé par avoir le fou rire, puis un rire hystérique

qui ne voulait tout simplement pas s’arrêter.

– Qu’est-ce qu’il y a de

drôle ? a demandé Harold en se levant.

Je suppose qu’il a pris sa voix

outragée que je lui connais si bien, mais à vrai dire, je ne pensais plus à

Harold du tout. Dans ma tête je ne voyais plus qu’une image idiote de Donald le

canard. Donald le canard qui pataugeait dans les ruines de la civilisation

occidentale en caquetant, furieux : Qu’est-ce qu’il y a de drôle, hein ?

Qu’est-ce qu’il y a de drôle ? Qu’est-ce qu’il y a de si drôle ? Je

me suis pris la figure entre les mains et j’ai ri et j’ai sangloté et j’ai ri encore, tellement que Harold a dû penser que j’étais devenue absolument cinglée.

J’ai quand même réussi à m’arrêter

au bout d’un moment. J’ai essuyé mes larmes et j’ai voulu demander à Harold de

regarder ce que je m’étais fait dans le dos, pour voir si c’était profond. Mais

j’ai changé d’avis, de peur qu’il ne prenne des LIBERTÉS. La vie, la liberté, la

poursuite de Frannie, oh-oh, ce n’est pas si drôle.

– Fran, je voudrais te dire

quelque chose, mais c’est assez difficile.

– Alors, tu as peut-être

intérêt à ne rien dire du tout.

– Si.

J’ai bien vu qu’il n’allait pas

se contenter d’un non et que j’allais avoir du travail pour le convaincre. Et

il s’est lancé dans sa déclaration :

– Frannie, je t’aime.

Naturellement, je m’en doutais

bien. Tout aurait été plus simple s’il avait simplement voulu coucher avec moi.

L’amour est bien plus dangereux qu’une petite coucherie en passant. Comment

dire non à Harold ? J’ai bien l’impression qu’il n’y a pas trente-six

solutions. Alors, voilà ce que je lui ai répondu :

– Mais moi, je ne t’aime pas,

Harold.

Son visage s’est décomposé. Il

faisait une vilaine grimace.

– C’est parce que tu l’aimes,

lui ? Tu aimes Stu Redman, c’est ça ?

– Je ne sais pas.

Je sentais la moutarde me monter

au nez. Et il est de notoriété publique que je ne me maîtrise pas toujours – cadeau

de ma mère, sans doute. J’ai quand même fait de mon mieux pour me retenir devant

Harold. Mais je sentais la colère pointer le bout du nez.

– Moi, je sais. Je sais

parfaitement. Depuis le jour où on l’a rencontré, je le sais. Je ne voulais pas

qu’il vienne avec nous, parce que je savais. Et il a dit…

– Qu’est-ce qu’il a dit ?

– Qu’il ne voulait pas de

toi ! Que tu pouvais être à moi !

– Comme si on te donnait une

paire de chaussures neuves, c’est bien ça, Harold ?

Il n’a pas répondu. Peut-être s’est-il

rendu compte qu’il était allé trop loin. Avec un peu d’effort, je me suis

souvenue de ce jour-là, à Fabyan. La réaction de Harold quand il avait vu Stu

avait été celle d’un chien qui voit un chien étranger entrer dans sa cour, dans

son domaine. Je pouvais presque voir les poils se hérisser sur la nuque de Harold.

Et j’avais compris ce que Stu avait dit. Il nous avait dit de ne pas rester

avec les chiens, mais de revenir avec les hommes. Ce n’est pas de cela qu’il s’agit,

au fond ? Ce combat infernal dans lequel nous nous trouvons ? Si ce n’est

pas ça, alors pourquoi essayer de nous comporter à peu près bien ?

– Je n’appartiens à personne,

Harold.

Il a marmonné quelque chose.

– Quoi ?

– Je disais que tu seras

peut-être bien obligée de changer d’idée.

J’ai eu envie de lui répondre

quelque chose de pas très gentil, mais j’ai préféré me taire. Harold avait des

yeux très bizarres. Et il a continué :

– Tu sais, je connais ce

genre de type. Tu peux me croire, Frannie. C’est le genre de mec fort en gym

qui ne fout absolument rien en classe. Il passe son temps à lancer des

boulettes de papier et à se moquer des autres, parce qu’il sait que le prof

devra quand même lui donner des notes au moins passables pour qu’il continue à

jouer dans l’équipe de foot. C’est le mec qui sort avec la plus belle fille de

la classe et qui se prend pour Jésus-Christ. Le mec qui pète quand le prof te

demande de lire ta dissertation, parce que c’est la meilleure de toute la

classe. Oui, je connais ce genre de connard. Bonne chance, Fran.

Et puis il est parti, comme ça. Pas

la grande sortie majestueuse qu’il avait prévue, j’en suis sûre. Plutôt comme s’il

avait eu un rêve dans sa tête et que je venais de tout défoncer – le rêve que

les choses avaient changé, alors qu’en fait rien n’a vraiment bougé. Je me

sentais très mal pour lui, sincèrement. Mais lorsqu’il est parti, il ne jouait

pas les cyniques, il était VRAIMENT cynique. Il avait pris un sale coup. Ce que

Harold n’arrive pas à croire c’est que quelque chose doit changer dans sa tête.

Il faut qu’il comprenne que le monde restera le même tant que lui ne

changera pas. On dirait qu’il court après les coups sur la gueule, comme les

pirates courent après leurs trésors…

Bon. Tout le monde est de retour.

Nous avons dîné. Nous avons fumé. Distribution de Véronal (j’ai gardé mon

comprimé dans ma poche au lieu de le faire fondre dans mon estomac). Harold et

moi, nous nous sommes trouvés en tête à tête, plutôt désagréable et j’ai eu l’impression

que rien n’était vraiment résolu, à part qu’il nous observe, Stu et moi, pour

voir ce qui va se passer. Ça me met en colère, rien que d’écrire ça. Est-ce qu’il

a le droit de nous observer ? Est-ce qu’il a le droit de compliquer cette

terrible situation qui est la nôtre ?

Choses dont je veux me

souvenir : Je suis désolée, cher journal. Sans doute mon état d’esprit.

Je ne me souviens de rien aujourd’hui.

Quand Frannie

vint le rejoindre, Stu était assis sur une pierre, en train de fumer un cigare.

Il avait creusé un petit trou dans la terre avec le talon de sa botte et s’en

servait comme cendrier. Il était tourné vers l’ouest. Le soleil était sur le point

de disparaître à l’horizon, derrière la couche de nuages qui s’était un peu

éclaircie. Les quatre femmes avaient rejoint leur groupe la veille seulement, et

pourtant la rencontre semblait déjà lointaine. Ils avaient sorti du fossé, sans

trop de difficulté, une des station-wagons, puis ils étaient repartis en

direction de l’ouest, avec les motos.

L’odeur du cigare de Stu lui fit

penser à son père quand il fumait sa pipe. Et la tristesse l’envahit, une

tristesse qui n’était presque plus que de la nostalgie. Je commence à

reprendre le dessus, papa, pensa-t-elle. Je suis sûre que tu ne m’en

voudras pas.

Stu la vit arriver.

– Frannie ! dit-il sans

chercher à dissimuler qu’il était heureux de la voir. Comment ça va ?

– Couci-couça, répondit-elle

en haussant les épaules.

– Tu veux t’asseoir avec moi

pour regarder le coucher du soleil ?

Elle s’assit à côté de lui, le cœur

battant. Mais après tout, c’était bien cela qu’elle voulait. Elle l’avait vu s’éloigner

du camp, comme elle avait vu Harold, Glen et deux des femmes s’en aller à

Brighton pour chercher une C. B. (idée de Glen et non de Harold, pour une fois).

Patty Kroger s’occupait des deux autres femmes. Shirley Hammet semblait sortir

petit à petit de son brouillard, mais elle les avait tous réveillés en pleine

nuit. La pauvre hurlait dans son sommeil en repoussant des agresseurs imaginaires.

L’autre femme, celle qui n’avait pas de nom, semblait avoir pris un autre chemin.

Elle restait assise. Elle mangeait ce qu’on lui donnait. Elle allait faire ses

besoins. Mais elle ne répondait à aucune question. En fait, elle ne revivait

vraiment que dans son sommeil. Même avec une forte dose de Véronal, elle

gémissait souvent, hurlait parfois. Et Frannie croyait savoir à quoi elle

rêvait.

– On a encore pas mal de

route à faire, dit Frannie.

Stu attendit un instant avant de

répondre.

– Oui, c’est plus loin que

nous ne pensions. La vieille femme n’est plus au Nebraska.

– Je sais…

Frannie s’en voulut d’avoir parlé

trop vite.

Il la regarda avec un léger

sourire.

– Tu n’as pas pris tes

médicaments, à ce que je vois.

– Tu connais mon secret.

– Nous ne sommes pas seuls. J’ai

parlé à Dayna cet après-midi. Elle m’a dit que Susan et elle ne voulaient plus

rien prendre.

Frannie sentit un pincement de

jalousie – et de peur – quand elle l’entendit prononcer le nom de Dayna. Mais

elle fit de son mieux pour n’en rien montrer.

– Pourquoi as-tu arrêté ?

demanda-t-elle. Est-ce qu’ils t’avaient drogué… dans ce centre ?

Il fit tomber sa cendre dans le

petit trou qu’il avait creusé entre ses pieds.

– Des sédatifs pour la nuit,

c’est tout. Ce n’était pas la peine de me droguer. J’étais enfermé. Non, j’ai

arrêté d’en prendre il y a trois jours, parce que j’avais l’impression… de

perdre le contact.

Il s’arrêta un instant, puis

expliqua ce qu’il voulait dire.

– Glen et Harold sont partis

chercher une C. B. C’est une très bonne idée. À quoi ça sert, une radio ? À

garder le contact. J’avais un copain, à Arnette, Tony Leominster. Il avait une

radio dans sa camionnette. Un truc formidable. Il pouvait appeler chez lui, ou

bien demander de l’aide s’il avait un problème sur la route. Ces rêves, c’est

comme une C. B. dans la tête, avec une différence : on dirait que la radio

n’émet plus et que nous recevons seulement.

– Nous émettons peut-être

sans le savoir, dit doucement Fran.

Il la regarda, étonné.

Ils restèrent assis en silence

quelque temps. Le soleil lançait ses derniers rayons au travers des nuages

comme pour dire au revoir avant de disparaître au-dessous de l’horizon. Fran

comprenait pourquoi les peuplades primitives adoraient le soleil. Depuis que la

paix écrasante de ce pays presque vide devenait de plus en plus présente pour

elle, jour après jour, s’imposant avec toujours plus de force, le soleil – et

la lune aussi d’ailleurs – avait commencé à lui paraître plus gros, plus

important. Plus personnel. Comme lorsqu’elle était enfant.

– En tout cas, j’ai arrêté, reprit

Stu. La nuit dernière, j’ai encore rêvé de l’homme noir. Le pire de tous mes

cauchemars. Il était assis quelque part dans le désert. Du côté de Las Vegas, je

crois. Et Frannie… je crois bien qu’il crucifiait des gens. Ceux qui lui

causaient des problèmes.

Quoi ?

– C’est ce que j’ai vu dans

mon rêve. Des croix alignées le long de la route 15, des croix faites avec des

poutres et des poteaux de téléphone. Et des gens sur les croix.

– Ce n’est qu’un rêve.

– Peut-être, répondit-il en

regardant les nuages rougeâtres. Mais il y a deux jours, juste avant de

rencontrer ces cinglés qui avaient capturé les femmes, j’ai rêvé d’elle – de la

femme qui s’appelle mère Abigaël. Elle était assise dans la cabine d’une

vieille camionnette stationnée sur l’accotement de la route 76. J’étais debout,

appuyé contre la portière, et je lui parlais comme je suis en train de te

parler maintenant. Elle m’a dit : « Il faut aller encore plus vite, Stuart ;

si une vieille dame comme moi peut le faire, un costaud comme toi devrait y

arriver lui aussi. »

Stu se mit à rire, jeta son

cigare, l’écrasa sur son talon. Distraitement, comme s’il ne se rendait pas

compte de ce qu’il faisait, il prit Frannie par les épaules.

– Ils vont au Colorado, dit-elle.

– Oui, je crois bien qu’ils

vont là-bas.

– Est-ce que… est-ce que

Dayna ou Susan ont rêvé d’elle ?

– Toutes les deux. Et, la

nuit dernière, Susan a rêvé des croix. Exactement comme moi.

– Il y a beaucoup de gens

avec cette vieille femme maintenant.

– Oui, une vingtaine, peut-être

plus. Nous croisons des gens presque tous les jours tu sais. Ils se cachent, ils

attendent que nous nous en allions. Ils ont peur de nous, mais… je crois qu’ils

vont la retrouver. Quand le moment sera venu.

– Ou qu’ils vont retrouver l’autre.

– Oui, tu as raison, Fran. Dis-moi,

pourquoi as-tu arrêté de prendre du Véronal ?

Elle soupira. Elle avait envie de

lui dire la vérité mais elle avait peur de sa réaction.

– Tu sais, les femmes…, répondit-elle

enfin.

– Peut-être. Mais il y a

quand même des moyens pour savoir ce qu’elles pensent vraiment.

– Qu’est-ce que…

Il l’arrêta en l’embrassant sur

la bouche.

Ils étaient

couchés sur l’herbe, dans les dernières lueurs du crépuscule. Dans le ciel, un

mauve pâle avait succédé au rouge flamboyant tandis qu’ils faisaient l’amour. Et

maintenant, Frannie voyait des étoiles briller parmi les derniers nuages. Il

allait faire beau demain. Avec de la chance, ils arriveraient sans doute à

traverser presque tout l’Indiana.

Stu écrasa d’un geste paresseux

un moustique qui voulait se poser sur sa poitrine. Sa chemise était étendue sur

un buisson voisin. Fran avait gardé la sienne, mais elle était déboutonnée. Ses

seins écartaient la toile et elle pensait : Je commence à grossir, juste

un peu, mais c’est visible… au moins pour moi.

J’avais envie de

toi depuis longtemps, dit Stu sans la regarder. Je suppose que tu l’avais

deviné.

– Je ne voulais pas d’histoires

avec Harold. Et puis, il y a autre chose…

– Harold a encore du chemin

à faire, mais il a ce qu’il faut pour devenir un type bien, s’il se prend par

la main. Tu l’aimes bien, c’est ça ?

– Non, pas exactement. Je ne

connais pas de mot pour décrire ce que je sens à propos de Harold.

– Et à propos de moi ?

Elle le regarda et se rendit

compte qu’elle ne pouvait dire qu’elle l’aimait, qu’elle ne pouvait le dire

ainsi, alors qu’elle aurait voulu le faire.

– Non, reprit-il, comme si

Frannie l’avait contredit. J’aime que les choses soient claires. J’ai l’impression

que tu n’as pas tellement envie que Harold soit au courant pour le moment. C’est

bien ça ?

– Oui.

– Je pense que tu as raison.

Si nous sommes discrets, tout s’arrangera peut-être tout seul. Je l’ai vu

regarder Patty. Elle a à peu près son âge.

– Je ne sais pas…

– Tu sens que tu lui dois

quelque chose, c’est ça ?

– Je crois. Il ne restait

que nous deux à Ogunquit, et…

– C’est le hasard, Frannie, c’est

tout. Tu ne peux pas laisser quelqu’un te coincer pour un simple hasard.

– Sans doute.

– J’ai l’impression que je t’aime.

Ce n’est pas facile pour moi de le dire.

– J’ai l’impression de t’aimer

moi aussi. Mais il y a autre chose…

– Je le savais.

– Tu m’as demandé pourquoi j’avais

arrêté de prendre les comprimés, dit-elle en tiraillant sa chemise, sans oser

le regarder. J’ai pensé que les médicaments pourraient faire du mal au bébé, murmura-t-elle,

les lèvres sèches.

– Faire du mal au… tu es enceinte ?

Elle inclina la tête.

– Et personne ne le sait ?

– Non.

– Harold, il est au courant ?

– Personne, sauf toi.

– Bon Dieu !

Il la regardait avec une telle

intensité qu’elle eut un peu peur. Elle s’était imaginé deux choses : qu’il

la quitterait immédiatement (comme Jess l’aurait fait sans aucun doute s’il

avait découvert qu’elle était enceinte d’un autre homme) ou qu’il la prendrait

dans ses bras, lui dirait de ne pas s’inquiéter, qu’il allait s’occuper de tout.

Elle ne s’était pas attendue à ce regard étonné, interrogateur et elle se

souvint tout à coup de la nuit où elle avait annoncé la nouvelle à son père

dans le jardin. Il l’avait regardée avec ce même regard. Elle aurait sans doute

dû tout dire à Stu avant de faire l’amour. Peut-être n’auraient-ils pas fait l’amour,

mais au moins Stu n’aurait pas eu l’impression d’être tombé dans un piège. Était-ce

cela qu’il pensait ? Elle ne le savait pas.

– Stu ? fit-elle d’une

voix timide.

– Tu n’as rien dit à

personne.

– Je ne savais pas comment, répondit-elle,

au bord des larmes.

– C’est pour quand ?

– Janvier.

C’est alors qu’elle se mit à

pleurer. Il la prit dans ses bras et lui fit comprendre que tout irait bien, sans

rien dire. Il ne lui dit pas de ne pas s’inquiéter qu’il s’occuperait de tout, mais

il lui fit encore l’amour et elle pensa qu’elle n’avait jamais été aussi

heureuse.

Ils ne virent pas Harold, aussi

furtif et silencieux que l’homme noir, debout dans les buissons, qui les

regardait. Ils ne virent pas ses yeux se fermer en deux petits triangles

mortels quand Fran cria de plaisir.

Quand ils eurent fini, il faisait

complètement nuit.

Harold s’était éloigné en silence.

Journal de Fran Goldsmith

1er

août 1990

Rien écrit hier soir. Trop

nerveuse. Trop heureuse. Nous sommes ensemble maintenant. Stu et moi.

Il est d’accord pour que je garde

le secret de mon cow-boy solitaire aussi longtemps que possible, jusqu’à ce que

nous soyons installés peut-être. S’il faut que ce soit au Colorado, ça m’est

égal. Je me sens si bien ce soir que je m’installerais même sur la lune. Je

parle comme une petite adolescente un peu bébête ? Eh bien, si une jeune

femme ne peut pas avoir l’air un peu bébête dans son journal intime, où

peut-elle le faire ?

Mais je dois ajouter quelque

chose avant d’abandonner le sujet du cow-boy solitaire. À propos de mon « instinct

maternel ». Est-ce que cet instinct existe ? Je pense que oui. Probablement

une question d’hormones. Je me sens différente depuis quelques semaines déjà, mais

il est très difficile de savoir si ce changement est dû à ma grossesse ou au

terrible désastre qui a ravagé le monde. Je me sens comme si j’étais jalouse (« jalouse »

n’est pas le bon mot, mais je ne trouve rien de mieux pour le moment), j’ai l’impression

que je me suis rapprochée du centre de l’univers et que je dois protéger cette

position. C’est pour cette raison que le Véronal me paraît plus dangereux que

les cauchemars, même si mon esprit rationnel me dit que le Véronal ne ferait

aucun mal au bébé – du moins, pas aux doses que les autres prennent. Et je

suppose que cette jalousie fait aussi partie de l’amour que je ressens pour Stu

Redman. J’ai l’impression d’aimer et de manger pour deux.

Il ne faut pas que j’écrive trop

longtemps. J’ai besoin de dormir. Et tant pis pour les cauchemars. Nous n’avons

pas traversé l’Indiana aussi rapidement que nous l’espérions – un terrible

embouteillage près de l’échangeur d’Elkhart nous a ralentis. Beaucoup de

véhicules militaires. Des cadavres de soldats. Glen, Susan Stern, Dayna et Stu

ont pris tout ce qu’ils pouvaient trouver comme armes – environ deux douzaines

de fusils, des grenades et – mais oui mes amis, c’est la vérité – un bazooka. Au

moment où j’écris, Harold et Stu sont en train d’essayer de voir comment

fonctionne le bazooka. J’espère qu’ils ne vont pas se faire de mal.

À propos de Harold, je dois te

dire, cher journal, qu’il ne SE DOUTE DE RIEN DU TOUT (on dirait une phrase d’un

vieux film de Bette Davis). Il faudra sans doute le mettre au courant quand

nous retrouverons le groupe de mère Abigaël ; ce ne serait pas juste de

tout lui cacher plus longtemps ; tant pis pour les conséquences.

Mais, aujourd’hui, il était d’excellente

humeur. Je ne l’avais jamais vu comme ça. Il souriait tellement que j’ai cru qu’il

allait se décrocher la mâchoire ! C’est lui qui a proposé à Stu de l’aider

avec ce bazooka, et

Les voilà qui reviennent. Je

terminerai plus tard.

Frannie dormit

d’un sommeil lourd, sans faire de rêves. Les autres aussi, à l’exception de

Harold Lauder. Un peu après minuit, il se leva, s’approcha doucement de Frannie

endormie et resta debout à la regarder. Il ne souriait plus maintenant. Toute

la journée, il n’avait cessé de sourire, au point qu’il avait eu l’impression

que sa boîte crânienne allait se fendre en deux, laissant se répandre sa

cervelle. Ce qui l’aurait peut-être soulagé.

Il la regardait donc, tandis que

les grillons chantaient dans la nuit. Nous entrons dans la canicule pensa-t-il. La canicule, du 25 juillet au 28 août, disent les vieux

dictionnaires. La canicule, ainsi nommée car les chiens enragés étaient

particulièrement nombreux à cette période de l’année, dit la légende. Il

regardait Fran qui dormait si tranquillement, la tête posée sur son sweater. Son

sac était à côté d’elle.

Jours de canicule, jours des

chiens, Frannie.

Il s’agenouilla et se figea quand

il entendit ses genoux craquer. Mais personne ne bougea. Il ouvrit le sac de

Frannie et fouilla dedans en s’éclairant avec une minuscule lampe électrique. Frannie

murmura dans son sommeil, se retourna. Harold retenait sa respiration. Il

trouva finalement ce qu’il cherchait tout au fond, sous trois chemises propres

et un atlas routier aux pages cornées. Un petit carnet de notes. Il le prit, l’ouvrit

à la première page et commença à lire l’écriture serrée et extrêmement lisible

de Frannie.

6 juillet 1990 – M. Bateman

a finalement accepté de venir avec nous…

Harold referma le carnet et se

glissa dans son sac de couchage. Il était redevenu le garçon qu’il avait été

autrefois, celui qui avait peu d’amis (il avait été un beau bébé jusque vers l’âge

de trois ans, avant de devenir ce petit gros qui faisait rire tout le monde) et

tant d’ennemis, le garçon dont ses parents ne s’occupaient pas beaucoup – ils

ne pensaient qu’à Amy, la petite Amy qui s’avançait rayonnante sur le chemin de

la vie –, le garçon qui avait cherché sa consolation dans les livres, le garçon

qui s’était réfugié dans ses rêves parce qu’on ne voulait jamais de lui pour

jouer au base-ball… qui devenait Tarzan, tard la nuit sous ses couvertures, la

lampe braquée sur la page imprimée, les yeux agrandis, insensible à l’odeur de

ses pets ; et ce garçon se blottissait maintenant au fond de son sac de

couchage pour lire le journal de Frannie à la lumière de sa lampe électrique.

Quand le faisceau lumineux

éclaira la couverture du carnet, il eut un moment d’hésitation. Un instant une

voix lui cria : Harold ! Arrête ! Si fort qu’il en fut

ébranlé. Et il s’arrêta presque. Un instant, il aurait été possible d’arrêter,

de remettre le journal là où il l’avait trouvé, de renoncer à Frannie, de les

laisser Stu et elle, suivre leur chemin avant que quelque chose de terrible et

d’irrévocable n’arrive. Un instant, il aurait pu écarter la coupe amère, la

vider de son contenu, la remplir de ce qui pouvait l’attendre, lui, dans le

monde. Remets le carnet, Harold, lui disait cette petite voix suppliante,

mais peut-être était-il déjà trop tard.

À seize ans, il avait abandonné

Stevenson pour d’autres rêves, des rêves qu’il aimait et qu’il haïssait à la

fois – non plus de pirates, mais de jolies filles en pyjamas de soie transparents

qui s’agenouillaient devant lui sur des coussins de satin, tandis que Harold le

Grand se prélassait tout nu sur son trône, prêt à les châtier avec un petit

fouet de cuir à pommeau d’argent. Amertume de ces rêves dont les actrices

avaient été tour à tour toutes les jolies filles du lycée d’Ogunquit. Rêves qui

se terminaient toujours par cette douleur lancinante qui montait dans son

bas-ventre, par cette explosion de liqueur séminale qui était plus pour lui un

châtiment qu’un plaisir. Puis il s’endormait et le sperme séchait, formant une

croûte sur son ventre. Les petits chiens ont bien le droit de s’amuser. Jours

de canicule, jours des petits chiens.

Et, maintenant, ces mêmes rêves

amers l’enveloppaient de toutes parts comme des draps jaunis, les mêmes

vieilles blessures se rouvraient ces vieilles amies qui refusaient de mourir, dont

les dents ne s’émousseraient jamais, dont l’affection mortelle ne vacillerait

jamais.

Il ouvrit le carnet à la première

page et commença à lire.

Un peu avant l’aube,

il remit le journal dans le sac de Fran, sans chercher à ne pas faire de bruit.

Si elle se réveillait, pensa-t-il froidement, il la tuerait puis prendrait la

fuite. Où ? Vers l’ouest. Mais il ne s’arrêterait pas au Nebraska, ni même

au Colorado. Oh non.

Elle ne se réveilla pas.

Il revint se glisser dans son sac

de couchage. Il se masturba furieusement. Et quand le sommeil vint enfin, ce

fut un sommeil léger. Il rêva qu’il était en train de mourir sur une pente

abrupte, jonchée de gros rochers. Au-dessus de lui, planant dans les courants

ascendants, des vautours attendaient leur heure. Il n’y avait pas de lune, pas

d’étoiles…

Puis un effroyable œil rouge s’ouvrit

dans le noir : un étrange œil de renard. Et l’œil le terrifiait. Et l’œil

l’attirait. Et l’œil lui faisait signe de venir.

Vers l’ouest, là où les ombres

étaient encore épaisses et dansaient encore leur danse de mort dans les

premières lueurs de l’aube.

Ils s’arrêtèrent

au coucher du soleil à l’ouest de Joliet, dans l’Illinois. On but, on parla, on

rit beaucoup. La pluie était restée derrière eux, en Indiana. Harold n’avait

jamais été de meilleure humeur. Tout le monde s’en rendit compte.

– Tu sais, Harold, lui dit

Frannie alors que la petite fête touchait à sa fin, je ne t’ai jamais vu aussi

en forme. Qu’est-ce qui t’arrive ?

Il lui fit un clin d’œil.

– Frannie, nous sommes

entrés dans la canicule, les chiens sont lâchés.

Elle le regarda, perplexe. Harold

jouait encore les sphinx, pensa-t-elle. Aucune importance. Ce qui importait, c’est

que tout s’arrangeait finalement.

Cette nuit-là,

Harold commença son journal.

 

le fléau
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